SOCIÉTÉ D'ÉTUDES BENJAMIN FONDANE

À l'écoute de l'autre N° 28

La Préface en prose à Bobigny

Eric de Lussy

… vous n’avez pas connu les désastres à l’aube les wagons de bestiaux et le sanglot amer de l’humiliation…i

écrit Fondane dans son poème. En effet, le wagon à bestiaux, principal mode de déportation nazi, est devenu l’un des symboles de la Shoah, en venant servir les plans génocidaires de l’Allemagne nazie. La déportation vers les camps de concentration et d’extermination fut l’un des principaux moyens utilisés par les nazis pour la mise en œuvre de la « Solution finale à la question juive » décidée le 20 janvier 1942 à la conférence de Wannsee et qui s’est soldée par l’anéantissement de six millions de Juifs d’Europe. Ce crime inouï a tissé sa toile sur tout notre continent. Une toile qui avait pour fils les voies de chemin de fer qui parcouraient l’Europe et pour nœuds les dépôts et les gares. En France, la Solution finale entraîna la déportation de près de 74000 Juifs, par environ 79 convois, entre mars 1942 et août 1944. Moins de 5000 revinrent. Avec le camp de Drancy et les gares du Bourget-Drancy et de Bobigny, la banlieue Nord-Est de Paris fut au cœur de cette machinerie de meurtre. Jamais un conflit n’avait laissé autant de traces matérielles et psychiques sur un si grand territoire. Parmi ces traces, l’ancienne gare de déportation de Bobignyii fut le lieu de départ de près d’un tiers des Juifs déportés de France vers Auschwitz-Birkenau de juillet 1943 à août 1944.

Rappels historiques

L’administration de la France occupée est entre les mains d’un commandement militaire allemand. Face aux attentats qui se multiplient, celui-ci met en place une « politique des otages » qui prévoit la déportation de Juifs et de communistes en représailles. Le service des Affaires juives de la Gestapo organise le premier convoi massif des Juifs de France qui part de Compiègne, le camp des otages, le 27 mars 1942.ÀBerlin, le 11 juin 1942, la décision est prise de déporter massivement les Juifs d’Europe de l’Ouest. Lorsque la police nazie se voit confier le « maintien de l’ordre et de la sécurité » en France occupée en juin 1942, son bureau des Affaires juives fait partir les convois d’otages juifs prévus directement depuis les camps où ils sont rassemblés : de Drancy le 22 juin, de Pithiviers le 25 et de Beaune-la-Rolande le 28. La grande rafle dite du Vel’ d’Hiv est organisée les 16 et 17 juillet 1942. Elle permet l’arrestation de plus de 13000 Juifs dont 4000 enfants. Dans ce programme, Drancy devient le principal lieu d’internement et de départ des déportés juifs de France. L’aide des services de l’ambassade d’Allemagne et la collaboration offerte par le régime de Vichy permettent aux nazis d’utiliser les fichiers et les forces de l’ordre françaises pour les rafles, de se faire livrer des Juifs ou de faire assurer le fonctionnement de Drancy. Le camp de Drancy, installé à la cité de la Muette réquisitionnée à partir du 20 août 1941, fut en France la plaque tournante de ces déportations. Ainsi, de 1942 à 1944, 67000 des 74000 Juifs déportés de France en sont partis vers le camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau.

En juin 1943, l’arrivée du commando dirigé par Aloïs Brunner bouleverse l’organisation des départs vers l’Est. Reconnu comme étant l’un des meilleurs lieutenants d’Eichmann, il prend d’abord le contrôle du camp, les gendarmes français n’étant plus chargés que de la sécurité extérieure. La déportation s’effectuait depuis la gare du Bourget-Drancy : de juin 1942 à juillet 1943, 41 convois y furent formés déportant près de 40000 personnes.Àpartir de juillet, il choisit la gare de Bobigny pour former les convois. Elle est jugée plus « commode » d’un point de vue logistique. Peu éloignée de la cité de la Muette, fermée au trafic voyageurs et relativement isolée, elle était située à proximité du nœud ferroviaire de Noisy-le-Sec que les convois empruntaient ou contournaient pour rejoindre le réseau de l’Est. Plus discrète, elle était moins exposée aux risques de bombardement que la gare du Bourget. Le 18 juillet 1943, pour la première fois, un convoi de déportation est formé en gare de Bobigny. C’est ainsi qu’en treize mois, de juillet 1943 à août 1944, cette gare voit partir 21 convois composés de près de 22500 Juifs : femmes, hommes et enfants, tous enfermés dans des wagons à bestiaux plombés, avec pour destination, pour la plupart, le camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau.

Voici comment s’organisaient les convois. Dès qu’une déportation était décidée, une fois la date d’un convoi précisément fixée, à Berlin, le responsable des services ferroviaires dans le service d’Adolf Eichmann prend contact avec le ministère des Transports du Reich. C’est sa Direction installée à Paris, en zone occupée, qui est chargée de la mise à disposition d’un train, selon les disponibilités horaires et du matériel roulant : pour cela, puisqu’elle ne dispose d’aucun moyen de transport en propre et selon l’article 13 de la convention d’armistice, elle demande la mise en place du convoi à la SNCF. Ce sont donc des cheminots français qui conduisent le train jusqu’à la frontière allemande à Novéant, à la limite de la Moselle annexée. Les convois partis de Bobigny sont escortés par un commando de la police d’ordre du Reich, venu spécialement d’Allemagne. Nous avons trouvé dans les archives de la mairie de Bobigny ce document au cynisme glaçant que nous vous livrons in extenso :

Genèse « administrative » d’un convoi : l’exemple de celui du 28 octobre 1943. Paris, le 20 octobre, le service des Affaires juives en France occupée écrit à Berlin aux services d’Adolf Eichmann chargés d’organiser le génocide : « Un transport de Juifs au départ de la gare de Bobigny près de Paris vers Auschwitz est envisagé le jeudi 28 octobre 1943. Le transport doit comprendre 1000 Juifs […] Nous vous prions de mettre en place les mesures nécessaires au titre de la mise à disposition des moyens de transport. Par ailleurs, je vous prie de bien vouloir veiller à ce qu’une unité d’accompagnement de la police de sécurité du Reich, avec un officier et 20 hommes, soit détachée en temps voulu, afin qu’il puisse arriver ici dès le 27 octobre 1943 au matin ». Les SS de Paris se mettent directement en rapport avec les services ferroviaires allemands en France. « Je vous prie de faire préparer 23 wagons de marchandises et 3 voitures de voyageurs, dont une de deuxième classe, pour le 27 octobre 1943 dans l’après-midi à 15 heures à la gare de marchandises de Bobigny, afin que l’on puisse entreprendre le nettoyage et la sécurisation des wagons ». Les services d’Eichmann à Berlin répondent le 23 octobre et le commandant du camp d’Auschwitz est également destinataire de ce télex : « La déportation de 1000 Juifs au départ de Paris-Bobigny pour le camp de concentration d’Auschwitz pourra avoir lieu comme prévu le 28 octobre 1943 […]. Le ministère des transports du Reich a approuvé la mise à disposition d’un train spécial et a avisé […] la Direction principale des transports de Paris. Le commandant de la police de l’ordre de Münster mettra à disposition l’unité d’accompagnement, composé d’un officier et de 20 hommes. Ce commando arrivera à Paris le 27 octobre 1943 ». L’escorte chargée de convoyer le train jusqu’à Auschwitz venait la veille du départ vérifier l’état des wagons fournis par la SNCF, pour éviter les évasions. Elle faisait fermer par des détenus de Drancy toutes les ouvertures, notamment grâce à du fil de fer barbelé. Sur la porte de tous les wagons, elle inscrivait le nombre de déportés qu’il faudrait y faire monter le lendemain.iii

À Drancy, le jour du départ, tôt le matin, après un nouvel appel, les déportés montaient dans les autobus réquisitionnés, généralement sous la garde de gendarmes français. Les bagages étaient chargés sur les plates-formes. Les véhicules prenaient la direction de la gare de Bobigny par la route des Petits Ponts (actuelle avenue Henri-Barbusse). Ils entraient sur le site grâce à une rampe, passaient devant le bâtiment de voyageurs, se dirigeaient vers le train formé devant l’entrée de la halle de marchandises et s’arrêtaient devant les wagons. L’escorte allemande procédait à l’embarquement. Généralement, la cinquantaine de personnes amenées par un autobus montait dans le même wagon, dont les portes étaient ensuite verrouillées. Avant le départ de Drancy, ou sur le quai à Bobigny, les SS tenaient un discours aux déportés, leur annonçant qu’ils prenaient la direction d’un camp de travail à l’Est et les menaçant de représailles en cas d’évasion.

Histoire et évolution d’un lieu

La gare est initialement une simple halte construite au début des années 1880, dans le cadre de l’arrivée du chemin de fer. Le paysage était alors encore largement rural. Elle fut d’abord une banale gare de la Grande ceinture. Le bâtiment des voyageurs est construit en 1928 et, à partir de 1938, le site appartient à la SNCF. Toutefois, peu rentable, le trafic des voyageurs s’arrête en mai 1939. Une gare marchandises fut également édifiée au début des années 1930. Ses embranchements secondaires desservaient le fort militaire d’Aubervilliers et les usines alentour dont l’imprimerie du journal L’Illustration. Elle servait aussi aux exploitants maraîchers de Bobigny et des environs. C’est ce vaste site qui est occupé par les Allemands de l’été 1943 à l’été 1944. Après la guerre, la SNCF continue d’utiliser le site. La gare marchandises, construite pour faciliter les relations entre les embranchements privés et le réseau ferré du Nord et de l’Est, se développe avec une halle, un quai découvert, des surfaces de stockage, des voies de garage, balances, grues, bureaux.À partir de 1954, des espaces de la gare marchandises sont loués à une entreprise de récupération de métaux, qui recouvre d’amoncellements de ferraille une grande partie du site et utilise les infrastructures ferroviaires pour le stockage et les expéditions, la SNCF réduisant progressivement son utilisation.Le départ du ferrailleur au début des années 2000 permet au site de retrouver un aspect proche de celui qu’il avait durant la guerre. Seul changement : la construction d’un promontoire soutenu par un grand mur utile aux activités du ferrailleur. Dans ces conditions, durant toutes ces années où le souvenir du génocide des Juifs n’est pas au centre des commémorations nationales, aucune mémoire de la « gare de déportation » ne réussit à émerger.

Dès l’immédiat après-guerre, les familles, les associations de victimes et le Consistoire commémorent à Drancy les morts en déportation. Mais les logements de la cité de la Muette étant vite réhabilités, c’est surtout au Mémorial du martyr juif inconnu, rue Geoffroy-l’Asnier à Paris, que se déroulent, à partir de 1950, les principales commémorations. Ce n’est qu’en 1976 qu’un monument est érigé à Drancy à l’initiative de la municipalité, auquel est ensuite ajouté un wagon témoin. Malgré les efforts de déportés juifs espérant faire entendre leurs voix, les Français veulent oublier cette période sombre : « Les gens ne voulaient pas les croire. Ils parlaient de leur propre souffrance, des privations pendant la guerre » souligne Lucien Tinader, Balbynien longtemps responsable de l’Association fonds mémoire d’Auschwitz (Afma). L’histoire de la Shoah est tue. Bobigny n’échappe pas à ce mutisme. Ainsi en 1948, trois plaques commémoratives sont apposées sur le bâtiment des voyageurs par des associations d’anciens déportés (Confédération générale des internés de partis politiques) en présence du ministre des Anciens Combattants et du président de la SNCF. Elles rendaient un hommage aux déportés partis de cette gare « dont la plupart ont péri dans les camps d’extermination nazis » et aux cheminots résistants. Mais elles n’évoquaient pas le fait que les déportés de cette gare étaient juifs. En 1987, la SNCF envisage même de démolir le bâtiment des voyageurs. La municipalité, Georges Valbon étant maire et président du Conseil général de Seine-Saint-Denis, alertée par l’Afma naissante, écrit au Premier ministre en 1988 pour proposer alors un Musée de la résistance, du rail et de la déportation. La gare échappe à la démolition. En août 1993, Georges Valbon demande le classement de la gare au titre des Monuments historiques et en octobre eut lieu la première commémoration sur le site, organisée par la municipalité et l’Afma. La mairie inaugure une plaque faisant explicitement référence à la déportation depuis cette gare de près de 22500 Juifs de France :

De juillet 1943 et jusqu’à la libération de la France 22400 juifs, hommes, femmes et enfants venant du camp de Drancy furent déportés de cette gare vers le camp d’extermination d’Auschwitz. En 1942 et jusqu’en juin 1943 les trains de déportation partaient de la gare du Bourget. Presque tous les déportés ont été assassinés. Moins de 3% ont survécu. N’oublions jamais. Le 10 octobre 1993. Georges Valbon, Maire de Bobigny. Président du Conseil général de la Seine Saint-Denis.

Les plaques de 1948, incomplètes et erronées, furent ôtées mais restent présentes sous forme de grandes photos à côté du bâtiment. Il a fallu encore attendre plusieurs années pour que le processus de réaménagement puisse enfin s’enclencher. Un poste de chargé de mission est créé pour développer le projet de valorisation mémorielle et historique de la gare. L’architecte-urbaniste Anne Bourgon définit les principes directeurs du projet. En 2002, un comité de pilotage voit le jour en parallèle, présidé par le maire de Bobigny, riche d’historiens, d’architectes du patrimoine, de membres du conseil départemental, de la Région, de l’Etat, de la SNCF, de la Fondation pour la mémoire de la Shoah et de nombreuses autres organisations. Un conseil scientifique composé de deux historiens, d’une anthropologue et de Serge Klarsfeld, aide également au respect et à la cohérence de l’histoire du lieu. En janvier 2005 enfin, classement de la gare au titre des Monuments historiques. En mars de la même année, cession à la Ville du bâtiment des voyageurs par Réseau ferré de France. En avril, création d’une mission et d’un comité de préfiguration du projet de valorisation mémorielle et historique de la gare. Et à l’automne, très important, départ de l’entreprise du ferrailleur Lautard qui permet l’accès à tout le site. Le bâtiment des voyageurs est rénové extérieurement en 2008 ; Anne Bourgon et l’historien Thomas Fontaine recueillent ensuite des témoignages de déportés qui s’afficheront sur les murs de la halle de marchandises. Mais c’est seulement en 2011, au moment de la cession de tout le terrain par la SNCF, que la mutation de la gare s’accélère. 25 janvier 2011, accord historique et tournant majeur dans l’aménagement de la gare en lieu de mémoire : la SNCF cédait le terrain à la Ville et s’engageait à rénover la halle de marchandises. Le lieu pouvait devenir un vrai site historique et mémoriel de la déportation des Juifs de France, ouvert au public. Un protocole de coopération pour la réhabilitation de la gare est signé en présence de Simone Veil et de Serge Klarsfeld. Janvier 2015 : restauration de la halle de marchandises. Octobre : signature d’une convention de partenariat financier avec le ministère de la Défense pour le réaménagement paysager et scénographique du site. La halle accueille ainsi les premières cérémonies de commémoration dès janvier 2015, pour les 70 ans de la libération d’Auschwitz.

Un lieu de mémoire

Quelles sont les raisons de la mise en valeur d’un tel lieu ? Voici ce qu’ont déclaré deux historiens. Denis Peschanski : « Cet hommage national [l’inauguration officielle le 18 juillet 2023] est extrêmement important, parce que la gare de Bobigny est le principal lieu de déportation des Juifs de France à partir du 18 juillet 1943. C’est un lieu de mémoire majeur de la France des années noires ».iv Thomas Fontaine : « La force du projet est qu’il est documenté sur le site même, grâce à toutes les traces de son histoire […]. Nous racontons l’histoire à l’endroit même où elle s’est passée il y a quatre-vingts ans. Bobigny est la deuxième gare de déportation des Juifs en France, une des rares gares en Europe ayant servi à la déportation dont l’aspect est encore proche de ce qu’elle était en 1943-1944. Le lieu de mémoire voulu par la Ville a une dimension internationale […]. Nous avons choisi de faire une exposition en extérieur parce qu’il y avait la possibilité d’investir un site conservé de 3,5 hectares. Mais aussi et surtout parce que des matériaux de l’époque de la Shoah étaient ainsi présents : la route de l’entrée du site empruntée par les autobus qui transportaient les déportés depuis le camp de Drancy, les pavés qui étaient enfouis sous la végétation. Il fallait juste les révéler. Les rails utilisés par les convois de la déportation étaient encore présents. La halle de marchandises se dressait encore là. Elle nécessitait une restauration, ce qui a été fait grâce au soutien de la SNCF. Ensuite, nous avons fait le choix de valoriser le site tel qu’il a été trouvé en 2005, année de son inscription à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques […]. L’aménagement retenu donne au visiteur une vue globale de la gare dès l’entrée dans le site. Une progression lente, jalonnée de citations de déportés gravés sur des bancs en bois et des bornes de témoignages, permet ensuite au visiteur d’entrer dans le mémorial d’une manière progressive. Puis il passe devant le bâtiment voyageurs et déambule librement sur le site en arrivant jusqu’au point Z, en s’arrêtant devant la grande carte au sol, puis en longeant les stèles de tous les convois de déportation des Juifs de France, avant d’arriver devant la halle de marchandises devant laquelle les déportés descendaient de bus pour être embarqués de force dans les wagons à bestiaux. Enfin un Jardin sauvage permet une respiration et laisse au visiteur le temps d’appréhender comment la nature et la mémoire sont liés. Il rappelle le passé de cette gare implantée il y a un siècle, dans un paysage qui s’est urbanisé, et où ce site mémoriel, sensible, trouve toute sa place ».v

Le Parcoursvi

Entrons maintenant dans le site. L’aménagement paysager et scénographique de l’ancienne gare de déportation propose un espace ouvert remplissant les fonctions commémoratives et de transmission à travers un parcours de visite de plein air. Le site s’articule autour de trois espaces : l’esplanade du présent, l’espace mémoire et le jardin sauvage.

L’esplanade du présent

Le pavillon d’accueil. L’emplacement exact de l’entrée du site pendant la guerre a été retrouvé. C’est là qu’est aménagé aujourd’hui l’accès à partir de l’avenue Henri-Barbusse. Sur le côté gauche, une unique construction neuve, le pavillon d’accueil. Marquant le point de départ des visites, ce pavillon assure notamment la fonction de présentation du lieu de mémoire au public. Dès le début du parcours, on est accueilli par une immense plaque (3 mètres sur 2) sur laquelle sont gravés en très gros caractères parfaitement lisibles, de larges extraits de la Préface en prose. En dessous, on peut lire :

« Benjamin Fondane, philosophe et poète, dramaturge et cinéaste, mais aussi écrivain, essayiste, critique, ce penseur libre et révolté face aux dangers d’un monde violent confia à sa femme : ‘Si Hitler savait que j’existe, il m’arrêterait’. Appréhendé le 7 mars 1944 parce que juif, il refuse d’être libéré de Drancy sans sa sœur Line. Déporté dans le convoi n°75 du 30 mai 1944, il est gazé à Birkenau le 2 ou 3 octobre ».

Thomas Fontaine décida de le présenter dès l’entrée (voir note infra). Ce fut également l’opinion de Denis Peschanski . À la question : « Les visiteurs entrent sur le site en voyant d’emblée, côte à côte, le panneau explicatif sur la déportation des Juifs d’Europe et le poème de Benjamin Fondane, déporté du convoi 75 du 30 mai 1944. Histoire collective et individuelle se devaient d’être en symbiose dans un tel lieu ? », il répondit : « C’est quelque chose de fondamental pour moi. Je travaille depuis de nombreuses années sur la mémoire individuelle et la mémoire collective et j’essaye de voir comment s’imbriquent les deux. Il est essentiel de montrer en quoi cette histoire globale est en même temps une somme d’histoires individuelles qui convoquent l’intime. C’est primordial pour faire comprendre la machinerie nazie qui était derrière l’organisation du massacre de masse, mais également ce que cela signifie dans le quotidien et l’individualité de chacun. » viiFondane, en effet, est un douloureux exemple de ce retentissement éprouvant, lui qui écrivait à son épouse de Drancy le 29 mai 1944, veille de son départ :

" Le voyageur n'a pas fini de voyager, ai-je écrit. Eh bien, j'avais raison, je continue. C'est pour demain et c'est pour de bon. (...) C'est dur, très dur, mais d'autres que nous ont supporté davantage. Le film d'horreur que j'ai vu ici. Mais pour ma part, j'ai tout fait pour apaiser, pour adoucir un peu cette lamentable souffrance. » viii

Le jardin de rÉflexion.Aménagé en pente à l’extrémité de l’ancien plateau de déchargement du ferrailleur, il permet de rejoindre graduellement, par paliers, l’espace de mémoire. Comme une descente entre le présent et le passé, en se dirigeant vers les différents lieux historiques de la gare de déportation. Le visiteur prend ici connaissance de l’histoire des déportés à travers de nombreux témoignages et récits gravés sur des bancs et ardoises. Denis Peschanski : «Le visiteur doit entrer dans la grande histoire par la petite histoire, celle qui est au niveau de chaque témoin, de chaque victime. C’est un vecteur pédagogique absolument essentiel et d’autant plus important que les derniers témoins disparaissent. C’est par cette rampe conservée en l’état que les bus d’internés arrivaient depuis le camp de Drancy pour être envoyés vers la mort »ix. Voici quelques exemples d’inscriptions que l’on peut lire sur les bancs : « Partir, disaient les anciennes, c’était aller à ‘Pitchipoï’ » (Simone Lagrange, convoi n°76 du 30 juin 1944). « Je vais jeter cette lettre à des gens et j’espère qu’ils vont te la faire parvenir » (Zelik Futeral, convoi n°73 du 15 mai 1944). « Ne jamais accepter d’être séparées. Tout faire pour être toujours ensemble » (Simone Veil, convoi n°71 du 13 avril 1944). « Embarquement fait le 18-7-43 au matin de façon inhumaine et bestiale » (Jacques Baltar, convoi n°57 du 18 juillet 1943). Sur les bornes de témoignages, on lit par exemple : « 1000 hommes, femmes et enfants sont sélectionnés pour quitter Drancy. Des autobus bien rangés nous attendent dans la cour, direction la gare de Bobigny. Nous montons dans les bus, que faire d’autre ? sans oublier de déposer nos valises sur la plate-forme arrière […] À la gare de Bobigny on nous fait monter dans des wagons de marchandises dont les lourds verrous sont tirés derrière nous […] »x. Sur une autre borne : « Le 31 juillet au matin nous sommes montés dans les autobus. Lorsque notre autobus a démarré nous avons entonné ‘ce n’est qu’un au revoir mes frères’ […] En traversant Drancy nous avons chanté, je devrais plutôt dire hurlé ‘La Marseillaise’ […] En arrivant vers la gare de Bobigny […] nous avons vu un grand train de marchandises sur une voie déserte. Un nombre impressionnant d’Allemands, certains avec de gros chiens, des molosses, circulaient sur le quai. […]. Les autobus se sont approchés au maximum du train, on nous a fait descendre des voitures et immédiatement monter dans les wagons. À peine dedans les Allemands verrouillaient la porte. Nous étions une soixantaine dans notre wagon. Nous sommes restés à quai un temps qui nous a paru très long. Nous avions chaud, nous étouffions, et puis cette peur qui nous étreignit, cette panique qui montait en nous. Il n’y avait pas un bruit dans le wagon, nous étions tous devenus muets ».xi

L’espace mémoire

Le bÂtiment des voyageurs et la cour des tÉmoins. Symboliquement la gare de Bobigny représente ainsi la dernière image de la France que les déportés juifs ont emportée avec eux, comme en témoigne Ida Grinspan, déportée le 10 février 1944 par le convoi n°68 : « La dernière vision d’un monde civilisé s’est abolie avec la petite gare vieillotte de Bobigny…L’enfer commence ».xii Une cour des témoins y est aujourd’hui aménagée. On y voit la grande plaque de la Ville de Bobigny à laquelle ont été ajoutées une plaque de l’Afma et une autre des familles et amis du convoi n°73. Des commémorations s’y sont tenues. Cette cour constitue le dernier palier avant l’entrée dans l’espace mémoire à proprement parler.

L’esplanade de la mÉmoire. 75 stèles en acier d’environ 2 mètres 50 de haut sont alignées en mémoire de tous les convois de déportation partis de France. Elles portent le numéro du convoi, la date, le nombre de déportés, le nom du camp d’arrivée, mais aussi le nombre de ceux qui furent gazés à l’arrivée et celui des rescapés. Les premières stèles représentant les convois partis de toute la France sont placées en diagonale alors que les vingt et une dernières évoquant ceux qui partirent de la gare de Bobigny font face aux visiteurs. Denis Peschanski justifie ce choix : « L’Afma a eu raison de vouloir englober l’ensemble des convois même si bien entendu on se centre sur l’expérience de Bobigny. Il fallait rendre compte de l’ensemble du phénomène dans sa durée, depuis les convois du printemps 1942 jusqu’au dernier convoi d’août 1944 ».xiii Examinons la stèle du convoi 75, celui de Fondane. On y lit de haut en bas : convoi 75 / 30 mai 1944 / 996 déportés / dont 111 enfants / Drancy-Bobigny > Auschwitz-Birkenau / Plus de 62% sont gazés à l’arrivée / 145 rescapés connus.

Sur le mur de la gare de marchandises un peu plus loin, on peut lire les témoignages de deux des rescapées qui ont fait le voyage en même temps que Fondane, Sarah Lichtsztejn-Montard et Nadine Heftler. Ces extraits, tirés de leurs livres de souvenirs respectifs, permettent d’en reconstituer les étapes :

« Nous sommes là dans la cour à peu près un millier de personnes, parquées, comme à chaque départ. Les jours précédents, sur les murs des chambrées badigeonnés à la chaux nous avions gravé des inscriptions. La mienne disait : ‘Vengeance ! nous reviendrons ! 26 mai 1944’. […] Les autobus traversent Drancy […] et nous déposent à la gare de Bobigny. Sur la voie stationne un train composé de wagons à bestiaux sur lesquels on lit l’inscription ’40 hommes, 8 chevaux’ […] Des soldats allemands se tiennent sur le quai, leur fusil sous le bras. Les gendarmes nous remettent entre leurs mains et disparaissent. Alors les soldats nous poussent à coups de crosse dans les wagons : hommes, femmes, enfants, vieillards […] Il faisait très chaud ce jour-là… Nous étions entassés, nous pouvions tout juste nous asseoir, les genoux repliés sur la poitrine. Le train est resté immobile pendant des heures. » (Sarah Lichtsztejn-Montard) « Ce sont soixante personnes qui s’entassent dans chaque wagon. Nos maigres bagages […] prennent encore de la place ainsi que ces grands pains pourris sentant très mauvais dont on a si gentiment gratifié chaque prisonnier. On referme sur nous la lourde porte à glissière en ne ménageant qu’une minuscule fente pour laisser passer un rayon de lumière et un tout petit peu d’air. Il s’agit maintenant de s’installer, chacun prenant la position qu’il peut. La position de tailleur est choisie de préférence à toutes les autres car il n’y a pas de place pour nos jambes. Entrés à dix heures dans le wagon, nous ne partons que vers une heure de l’après-midi. […] Nous roulions lentement, nous nous arrêtions très souvent. À minuit environ, nous passions la frontière pour pénétrer en Allemagne. Le voyage devenait de plus en plus odieux. Pendant la nuit on essayait de s’allonger ; la seule position possible était alors de se coucher les uns sur les autres et bienheureux encore ceux qui y parvenaient. La plupart, en fait, restaient courbés en deux. Les disputes inévitables qui naissaient à tout moment s’apaisaient vite, nous étions trop fatigués. » (Nadine Heftler).xiv « La nuit : une nuit de cauchemar ! On avait soif et on suffoquait dans cette pestilence ; (...) Puis ce fut une autre nuit et un autre jour, aussi terribles que les premiers. L'eau manquait de nouveau (...). La troisième nuit fut encore plus cauchemardesque que les autres. Des enfants pleuraient, des gens âgés gémissaient, d'autres étaient malades et se vidaient par toutes les ouvertures(...). Le quatrième jour, nous étions le 2 juin 1944, le train s'est finalement arrêté. Des soldats nous ont fait descendre à coups de crosse et de matraque en hurlant. On aurait dit qu'ils aboyaient, comme les chiens qui les entouraient. Moi qui avais étudié l'allemand depuis la classe de 4ème et qui aimais tant les poèmes de Heine, Novalis...Cette langue m'est devenu insupportable. Nous étions arrivés au camp de Birkenau, en Haute-Silésie (Pologne). » (Sarah Lichtsztejn-Montard).xv

Dans cette esplanade de la mémoire est installée au sol, près de la dernière stèle, la carte de la déportation, carte historique qui reprend l’ensemble des itinéraires utilisés pour la déportation des Juifs en Europe. Un document qui souligne davantage l’organisation géographique de la Shoah. Autour, tout a été fait pour conserver les matériaux de cette époque.

Le mur. Sur le long mur placé en face de la halle de marchandises est gravée cette citation attribuée à PaulÉluard : « Si l’écho de leurs voix faiblit, nous périrons ». Ce mur n’existait pas à l’époque de la déportation. C’est en effet un vestige du temps du ferrailleur Lautard, installé ici durant trente ans. Devant ce mur, deux voies parallèles. La première est celle qu’empruntaient les convois de déportés.

La halle de marchandises.Elle est le cœur du mémorial. C’est ici qu’étaient formés les convois. C’est dans sa cour, toute en pavés restaurés, qu’embarquaient dès leur arrivée les déportés dans les wagons plombés. La halle et sa cour accueillent désormais les commémorations et abritent des expositions, ateliers pédagogiques, projections de films, pièces de théâtre, concerts. Denis Peschanski confirme : « Nous tenons beaucoup également à un accueil de qualité des scolaires dans la mesure où la question de la transmission est au cœur de ce projet. Le conseil scientifique vient de prendre le nom de ‘conseil scientifique et pédagogique’ car nous allons y associer des enseignants pour trouver avec eux les meilleurs moyens de médiation, les outils à mettre en œuvre pour permettre à leurs collègues de s’en servir dans leur parcours pédagogique ».xvi À l’extérieur, l’un des murs qui fait environ 12 mètres de long est couvert de plaques retranscrivant 54 lettres et messages de déportés. Il est divisé en quatre « chapitres » de couleurs différentes comportant les témoignages appropriés : 1 Annonce du départ à Drancy. 2 Le transfert et l’embarquement à Bobigny. 3 Le trajet de trois jours. 4 L’arrivée à Auschwitz-Birkenau. Pour compléter les témoignages, nous vous soumettons encore celui-ci relatif à l’arrivée au camp. « On entend hurler des ordres de partout. Une horde de bagnards vêtus de rayé bleu et gris envahissent les wagons ‘Descendez des wagons, vite, vite’ entend-on de partout […] une scène d’apocalypse commence…des équipes de SS tout jeunes montent en hurlant dans les wagons armés de gourdins, et chassent tout le monde avec des coups et des cris sauvages » (Fred Sedel convoi n°58 du 31 juillet 1943). Et pour clore cette longue série, on trouve à nouveau une plaque consacrée à Fondane. De 1m50 de hauteur sur 80 cm de large, elle présente des extraits de la Préface et se termine par : Benjamin Fondane. Convoi n°75 du 30 mai 1944. Poème.

Le jardin sauvage

C’est la fin du parcours.Àl’extrémité sud-ouest du site, ce nouveau lieu public crée une connexion avec l’urbanisme environnant. Cet espace de nature en ville est une réserve de biodiversité, entretenue par une gestion respectueuse de l’environnement. Dans ce jardin est aménagée une noue pouvant évoluer en mare temporaire avec une flore et une faune spécifiques. La nature a repris ses droits sur ce site. En 2010, cette friche est classée « site pilote » par l’Observatoire départemental de la biodiversité en milieu urbain de Seine-Saint-Denis. Dans cet espace de mémoire se déploie ainsi une nature abondante, riche de diversité et toujours en mouvement. Le concepteur du réaménagement de ce site l’a appelé « la prairie de l’espérance ». L’espace a été nettoyé, les arbres conservés et renforcés par de nouvelles plantations. Et c’est là que l’on trouve pour la troisième fois des extraits du poème de Fondane, sur l’ultime borne qui clôt ce long parcours. On lit en intitulé « La prairie de l’espérance » puis un petit texte qui se termine par ces mots : « Comme en écho à la mémoire des déportés, aux mots de Benjamin Fondane que vous avez pu découvrir en entrant sur ce site : ‘Un jour viendra…’ Préface en prose. Benjamin Fondane 1942 ».

Terminons par ce propos de Serge Klarsfeld au sujet de la transmission de la mémoire : … « Les nouvelles générations vont disposer d’une documentation précieuse et très riche. Il faut espérer qu’elles vont l’utiliser. Le site de Bobigny va beaucoup nous aider : c’est un endroit exceptionnellement tragique, d’où sont partis des femmes, des enfants, des vieillards. Je pense que cette ancienne gare de déportation apportera une certaine émotion et influera sur le comportement des visiteurs, pour leur faire choisir le camp du bien, c’est-à-dire celui du respect de la personne et de la tolérance ».xvii

La cérémonie d’inauguration du Mémorial s’est tenue le mardi 18 juillet 2023 en présence de Serge Klarsfeld, président de l’Association des Fils et Filles des Déportés Juifs de France, de Patricia Miralles, secrétaire d’Etat auprès du ministre des Armées, chargée des Anciens combattants et de la Mémoire, de Abdel Sadi, maire de Bobigny, d’Adèle Purlich, directrice du Mémorial. De nombreuses allocutions, témoignages, lectures, chants se sont succédé tout au long de l’après-midi. Le Poème en prose a été lu par l’acteur Thierry Lhermitte et deux concerts ont été donnés dont un « hommage musical au poète Benjamin Fondane », création originale du compositeur Hélios Azoulay et de l’Ensemble de Musique incidentale.

Agnès Lhermitte et moi-même avons abordé l’historien Thomas Fontaine après la cérémonie. Nous apprîmes qu’il connaissait la Préface en prose depuis 2006 et avait décidé de rendre hommage à Fondane en la présentant dès l’entrée du site. Il avait aussi tenu, en souvenir du bouquet d’orties, de conserver ces plantes dans le Jardin sauvage du Mémorial.xviii

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Le Mal des fantômes, Verdier, 2006, p.153.

ii Ancienne gare de déportation de Bobigny. Un mémorial à ciel ouvert, Bonjour Bobigny, hors-série n°6, juillet 2023.

iii Carnet de l’exposition « Bobigny, une gare entre Drancy et Auschwitz » conçue à l’initiative de la Ville de Bobigny en 2012, p. 34 et 35.

iv Denis Peschanski, historien et directeur de recherche au CNRS, président du conseil scientifique du Mémorial de l’ancienne gare de déportation de Bobigny, op.cit. p. 12 

v Thomas Fontaine, historien, commissaire de l’exposition de l’ancienne gare de déportation de Bobigny, op.cit. p.14.

vi Nous avons repris les titres des rubriques qui figurent dans le précieux hors-série n°6 du journal Bonjour Bobigny et qui ont été notamment établis par les historiens concepteurs du site.

vii Denis Peschanski, Ancienne gare de déportation de Bobigny, op.cit., p. 12.

viii Benjamin Fondane, Correspondances familiales 1905-1944, Non Lieu, Paris, 2023, p.701-702.

ix Ibidem, p.12.

x Charles Parlant, convoi n° 60 du 7 octobre 1943, Je crois au matin, Paris, manuscrit-FMS, 2009.

xi Charlotte Schapira, convoi n°77 du 31 juillet 1944, Il faudra que je me souvienne, Paris, L’Harmattan, 2000.

xii L’Ancienne gare de déportation de Bobigny, op.cit., p.7.

xiii Ibidem, p.12.

xiv Nadine Heftler, Si tu t'en sors... Auschwitz, 1944-1945. Préface de Pierre Vidal-Naquet. La Découverte, Paris, 1992, p.23-25.

xv Sarah Lichtsztejn-Montard, Chassez les papillons noirs. Récit d'une survivante des camps de la mort nazis. Préface de Serge Klarsfeld. Collection Témoignages de la Shoah.Éd. Le Manuscrit, Paris, 2011, p.29-39.

xvi Ibidem, p.12.

xvii Ibidem, p.5.

xviii Pour rédiger cet article, nous nous sommes largement réferés au numéro spécial du journal Bonjour Bobigny.